Chronique de l'exposition Fury, de Hélène Hulak et Mélissa Mariller, à Kommet, lieu d'art contemporain, Lyon, 2022 / commissariat : Emilie D'Ornano
publié sur Point Contemporain
Photo © Lucas Zambon
« Je crois aux forces de l’esprit »
Françoise M. 1
Dans les espaces d’art, il n’y a guère de vent. La lumière artificielle est froide ou chaude, mais ne brûle pas.
Le front contre la vitrine, j’observe l’exposition à Kommet de Hélène Hulak et Mélissa Mariller, avant que cette dernière n’arrive fortuitement à vélo pour m’inviter à rentrer. Mon lèche-vitrine est insolite. Je n’aime pas le contact froid du verre sur mon front. Ce n’est pas un pare-brise.
Le plan au sol des sculptures est fidèle aux proportions d’une automobile. Néanmoins assez subtil et stylisé pour que je ne m’en rende pas compte d’emblée. L’allure générale me rappelle ce cartoon dont je regardais les rediffusions enfant, « les Fous du volants », et plus particulièrement la « Démone Double-Zéro Grand Sport » de Satanas et Diabolo2.
Les arcs en bois de MM et HH, sans doute découpés au laser et noircis à la flamme d’un brûleur, dessinent par des articulations boulonnées les contours d’un habitacle, et offre des structures aux œuvres textiles souples, ici particulièrement arachnéennes, de HH. Prise dans des toiles en chaînette, évoquant des accessoires de piercing SM, un/une/des occupant(e)s démembré(e)s décorent les portières, un peu comme des pare-soleils.
A quelle pizza ressemblera ta gueule dans le dernier virage ? Colleras-tu au pare-brise quand tu auras avalé tes dents et le cartilage de ton nez ?
J’aime la vitesse mais je ne suis jamais monté dans un véhicule tuné. Pourtant j’ai grandi dans des lotissements rurbains où l’on connaît mieux le pare-chocs du voisin que l’on salue, que sa coupe de cheveux, et où passer le permis est un objectif plus attrayant que d’obtenir un diplôme. La mobilité du petit rayon. Une sensibilité à l’huile de vidange. Dans le tuning, les codes graphiques ne sont pas raffinés : flexibles de LEDs bleues, ailerons aérodynamiques, jantes aluminium, pendentif de rétroviseur au goût cocasse involontaire. Les sièges sentent sans doute le neuf et le déodorant bon marché. La carrosserie est rabaissée. Repeinte ou adhésivée. Le volant épouse les paumes. Le moteur rugit. Les couilles vibrent.
Apprendre à conduire en fermant les yeux 1 seconde, puis 5, 8, 10. Une conduite nocturne que les routes interminablement droites des Landes susurrent. La roulette russe d’une nation sans armes. Ici, c’est pas l’Amérique. Nos bas de caisses sont moins hauts, nos véhicules plus étroits, consomment moins. Bandes blanches et gendarmes bleus. Des gyrophares entre les pins noirs.
Quel que soit le continent, les voitures brûlent encore du carburant. Ce même carburant brûle les voitures. Dans un incendie, les lignes importent peu. Des flammèches émergent des visions.
Ralentir. L’origine d’un accident de voiture est une curiosité, sujet à caution. Tout un chacun, mort ou vivant, aspire à fuir la responsabilité. Regarder. Par superstition.
La dame blanche est une légende, un récit populaire roadtrip ; celle qui sauve par l’effroi. Peut-être la Némésis du prédateur mâle blanc noctambule au volant de son cercueil. John Wayne Gacy. Ted Bundy. Zodiac. Dragon Rouge.
Je regarde trop de productions et de contenus Netflix. J’y remarque que les films d’action, genre au scénario pauvre par excellence, se renouvellent par des castings aux premiers rôles féminins : des mères célibataires passent à tabac les kidnappers de leurs enfants, des MILF font du krav maga avec des terroristes sur des plateformes pétrolières, excellent dans le maniement d’armes blanches et à feu. Plus des victimes mais des badass. Empowerment du féminin. Se saisir des codes masculinistes quels qu’ils soient.
Dans l’exposition, pas de manche, de frein à main, de capot, de pédale, de carrosserie, ni tout autre élément se prêtant si facilement aux jeux de mots fleuris et triviaux de la virilité automobiliste. Pas même de roue. Tout brûle sans faire tousser. La carcasse est flamboyante, gothique. Des arcs acérés, boutant du vide. Rosace enjoliver. Phare vitrail. Volant à bubons. La vitrine vue de l’intérieur ressemble à un pare-brise de substitution, une cuirasse de verre augmentée.
Dans la rue, des appels de phare.
Le terme « âge sombre », ou « âges obscurs », est employé pour désigner toute période considérée comme funeste ou négative de l’Histoire. Le XIV° siècle a connu des guerres bien longues, des épidémies et autres afflictions. La peste noire a, à elle seule, décimé plus du tiers de la population en Europe en moins de 5 ans. Depuis, le siècle se coltine ce qualificatif. Normal.
De cet âge sombre médiéval sont nées de nombreuses représentations chrétiennes des enfers, des danses macabres, les transis, sculptures funéraires dérivant du gisant dans une version putréfiée réaliste, des ossuaires et les memento mori. La mort. La mort. La mort. La remorque à remords.
Sans moteur rien ne gronde. Sans survivant, nul ne crie. Pourtant l’auditoire se marre. Au mur, HH a réalisé une fresque représentant des femmes nues, aux orbites sanguinolentes et aux baisers carnassiers. Elles me surplombent. Contrairement aux squelettes, qui sont asexués, elles sont toutes en forme, bras dessus dessous dans une danse paillarde, se fendant la gueule en plein bûcher devant la tragédie d’une famille nucléaire éclatée. Sorcières.
Une bouche pend, une tête tombe, le reste est trop démembré pour s’échiner à une énumération futile.
À la Renaissance, les peintres ont développé le clair/obscur, mais je lui préfère le terme de ténébrisme, style pictural portant sur l’éclairage contrasté des sujets. Avec un source lumineuse directe, hors champ chez le Caravage, centrales et décisives dans les compositions de Georges de La Tour, ou parfois masquée derrières les silhouettes à contre-jour chez Rembrandt. Avec le temps, le travail de la lumière s’est sophistiquée et les contrastes se sont atténuées mais qu’importe, on peut aimer un tableau pour son titre, pourquoi ne pas aimer un style ou un courant par son simple nom. Ténébrisme.
La lumière est particulièrement maîtrisée dans cette exposition ; malgré les structures graphiques et les masses suspendues, les ombres portées sont sciemment atténuées, les lumières subtilement colorées. Les appliques et les lampes « phares » de MM, comme les textiles pailletés de HH sont sublimées par le travail de la conceptrice lumière Mathilde Camoin. Comme dans le ténébrisme, il ne s’agit plus d’éclairer un espace mais de choisir des températures de couleurs, de sculpter les volumes, de faire réfléchir des surfaces. L’exposition de HH & MM est une œuvre totale, une scène dramatique, sans être théâtrale, leur collaboration faisant corps comme de la graisse fondue dans le châssis d’un siège carbonisé.
Trop souvent, le masculinisme hante les œuvres des sculpteurs français dans leur déstructuration de l’objet automobile : la puissance de vérins hydrauliques broyant les carcasses chez César puis chez David Raffini et Florian Pugnaire ou encore les coups de disqueuses et d’arc de Maxime Lamarche . Des démonstrations de puissance et de forces mécaniques. Le spectre du futuriste Luigi Russolo et de sa peinture « Automobile in corsa » (1913), célébrant la vitesse, la puissance et la modernité de l’objet. Une érotisation de la mort dans la tôle froissée, rouillée, brûlée, soudée, fendue. La peau qui résiste puis cède. Le refuge de convoquer les sous-genres du cinéma ne maquille plus grand chose. Duel (1971). Christine (1983). Maximum Overdrive (1986). Crash (1996)3… Les vieilles Séries B, malgré toutes leurs qualités, parent d’un folklore, d’un détachement et d’une ironie bien fragiles le mâle bêta triturant ces mécaniques régressives, les mains sur le volant comme on part en mer ou en guerre. Une main pour l’homme, une pour le volant.
Deux belles femmes pour sortir le jerrican, et arroser tout ça. Rétro, plein fard. Highway to Hell. Le mystère reste le même4. Qui occupe la place du/de la mort(e) ?
1 travestissement des derniers vœux de François Mitterrand, moribond en 1994. À quand notre première présidente ? Moi, je me verrais volontiers premier homme. 2 sans oublier la « Dingo-Limousine » de Pique et Collégramme, une maison hantée victorienne roulante, avec une tour contenant un dragon. 3 Tous écrits et réalisés par des hommes blancs cis. 4 Faites entrer l’accusée !
www.kommet.fr
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