
“Eau calme
Début d’orage
Quelques gouttes dont on suit la déperdition de l’onde
La surface lisse et miroitante prend un relief qui ne semble plus liquide
Le sol crêpé de reflets subliminaux.”
Un poème publicitaire de Soda Fontaine
Les Grands Administrateurs de Melville avaient tranché: pour optimiser la couverture réseau de la technologie 2-Eyes, une grille de retransmission surplomberait toute la surface de la cité, sans considération pour la démographie, l’urbanisme, l’architecture et le patrimoine.
La société Lightning Field, récemment privatisée, remporta l’appel d’offre, non sans suspicion et controverse, et lança la fabrication et l’installation des 1984 antennes : chacune était espacée de 50 m sur les axes d'alignement et leur hauteur correspondait au point culminant de la ville, à savoir la Tour Soda Fontaine, fraîchement imprimée par l’agence A-Print. La couverture réseau fut alors optimale et perçue par les citoyens comme le fruit d'un projet politique ambitieux, démocratique et égalitariste.
Le "Lightning Field" avait cependant suscité l’opposition catégorique des quartiers techno-sceptiques auto-suffisants. La plupart des habitants y pratiquaient sur leurs toits, terrasses et balcons, la culture de légumes, de fruits et de plantes OGM psychotropes. La perte constatée en fertilité des graines et en productivité trouva peu d'écho face à la liesse générale que provoqua l’inondation des antennes 2-Eyes, promise de longue date par les Grands Administrateurs. Qu’importaient quelques bulbes rachitiques face à ce nouveau grenier d’information, de ressources et de services, qu’importait l’alarmisme de populations autocentrées, minoritaires et privilégiées face à la promesse d'une croissance économique via eye-work et la jouissance pleine du eye-entertainment. Les techno-sceptiques prônaient l’autosuffisance alimentaire et énergétique en exploitant des surfaces urbaines dont la valeur excédait de manière indécente celle des parcelles agricoles rurales conventionnelles dont les périphéries de Melville ne manquaient pas. Leur déférence et curiosité premières envers les ouvriers agricoles et leurs connaissances éprouvée de la culture de la terre avaient rapidement cédé à leur complexe de supériorité, à cette arrogance encouragée par les nouvelles doctrines d'optimisation productiviste écologiste en vogue. Ces populations privilégiées étaient trop attachées à démontrer la supériorité de leur méthodologie, de leur goût, et de leur mode de vie, pour ne pas s'émanciper au plus vite d’une culture traditionnaliste ouvrière et paysanne jugée rétrograde en matière de mœurs et de préoccupation environnementale. Quelque soit l'époque, la classe privilégiée a su entretenir sa minorité, édifiant un way of life symétrique à la masse des pauvres. L’opulence face à la famine, la diététique face à la malbouffe, la modération et la résilience face à la compulsion et l'inassouvissement. Ce balancement entre la décadence et exemplarité avait donc engendré dans certains quartiers progressistes de Melville un culte de l'austérité et de la privation face au consumérisme profilé des usagers boulimiques et dépendants du 2-Eyes.
Malgré un référencement médiocre des informations circulant à ce sujet, l'augmentation annuelle d électrosensibilité parmi la population, notamment celle habitant des étages élevés à proximité des antennes 2-Eyes, était indéniable.
Toute mesure visant à altérer les transmissions du Lightning Field dans l'espace public étaient passibles d'amendes, toute faiblesse ou intermittence du signal étant immédiatement décriée par les usagers et triangulees par la Eye-police.
La société Faraday’s proposait une large gamme de papier à tapisser, de tenture et de film protecteur Albers, alliance esthète d'impression 3d aluminium et de motifs 2D, assurant une imperméabilité à l'électromagnétisme. Faraday’s conseillait et tapissait les appartements cossus des citoyens techno-sceptiques. Par delà les railleries anonymes circulant sur le 2-Eyes s'appuyant sur son slogan malheureux " mon appartement est un temple" (" Mon appartement est une cage", " Mon Albers aluminium à prix d'or ", "black Faraday’s","cage dorée de Faraday’s" ...), Faraday’s ne cessait de prospérer. Sans pour autant détenir le monopole du marché, la société avait réussi à s'assurer une réputation de qualité et de prestation de luxe, prisée dans les conversations des nantis de Melville, dont le désir d'afficher un luxe discret n'égalait que la manière ostentatoire de communiquer sur sa provenance. Le déploiement de moyens financiers considérables, d'équipements onéreux et sophistiqués était la condition nécessaire à l'engouement bourgeois pour justifier l'adoption de comportements de privation préventive. Cela était le cas pour l'électromagnétisme, les cocktails sans sucre et sans alcool, les filtres chimiques de substances alimentaires allergènes, la calvitie au laser, les fausses dents de sagesse homéopathiques, la vasectomie prépubère, la loterie d'annulation de dette, le déchargement de responsabilité sans contact... Le diktat du "less is more (expensive)": une nouvelle économie "shortcut" proposant des services technologiques novateurs de privation, de réduction d’information, de choix et d'accès et de régression prenant en otage la réussite sociale des citoyens de Melville. La technologie 2-Eyes était donc reconnue utile et nécessaire par une partie de l'élite techno-sceptique, dans le cadre de déplacement et d'activités professionnelles mais nuisible au foyer et à la vie en collectivité.
Pour Faraday’s, le marché du logement s'était présenté d'une manière purement circonstancielle. En effet, son fondateur avait débuté sa carrière comme gérant du Soft Power Palace, bar à eau dansant des quartiers Est. Le sas d'accès sécurisé de catégorie 7 était spacieux; il comprenait un dressing peu utilisé par la clientèle, depuis le succès de la mode naturaliste urbaine et la régulation de la température de rue par les data centers et les usines à froid (après des générations de climatisation abusive, Melville était enfin parvenu à réguler parfaitement sa température, en deçà du Lightning Field tout du moins). Le gérant eut l'idée de requalifier le dressing en consigne pour 2-Eyes et autres objets connectés. L'établissement acquis vite la réputation de lieu de rencontre technosceptique quand bien même les rendez vous étaient fixés préalablement par des plateformes 2-Eyes. Soft Power Palace offrait l'illusion d'une rencontre authentique non parasitée par les offres concurrentielles proposées par les applications de rencontre à ses adhérents, affluant de manière plus agressive lors de leurs rendez-vous, pratique dénoncée par plusieurs associations de consommateurs. Le SPP était également le lieu privilégié pour des relations adultères plus détendues.
L'adoption de l'expression "soft power couple" n'est pas sans lien à l'enrichissement du gérant, qui investit judicieusement dans le rachat des brevets et des droits d d'exploitation des tissus Albers et lança la société Faraday’s. Son carnet de clientèle se concentra dans un premiers temps sur les lieux de loisirs, de sorties, de rencontres et de convivialité dont il cernait bien les besoins (et les travers de leurs propriétaires ou gérants) puis élargit ses prestations auprès de bureaux et d'usines, en quête de confidentialité de données. A croire que le fait d'avoir acheter des brevets et l'exclusivité de leur exploitation lui conférer une légitimité pour garantir celle des autres.
Les garages souterrains de Melville avaient été convertis en appartement low-cost après la réévaluation du marché immobilier du m2 en m3. Une fois le Lightning Field opérationnel, ils furent réquisitionnés par les Grands Administrateurs et convertis en data centers pour compenser l'augmentation du trafic de donnée, limitant les déperditions de signal en les réimplanter en ville, leur trouvant de nouvelles applications, notamment en chauffagerie du système d’air et d’eau. Des dérogations à ces arrêtés avaient été obtenues dans certains blocs et lotissements technorefractaires sous cloche Para-2-Eyes, dont les habitants comptaient des petits Administrateurs et autres personnalités influentes. Les data centers étaient donc proscrits et les sous-sols vacants. L'absence de connection 2-Eyes, excepté dans les cabines spécifiquement prévues à cet effet sur les trottoirs, était garantie par des E.M.P. déclenchés à horaires aléatoires. C'était de ces zones d'habitation que naissaient les initiatives avant-gardistes en matière de communautarisme, d'hygiène de vie et d'éducation, bref, en qualité de vie (ce qui avait entre autres la conséquence d'accroître la gentrificarion et la valeur immobilière de ces zones).
Il n'était pas rare d'apercevoir des véhicules de fonction Faraday’s s'enfoncer dans les sous-sols de résidence, sous le regard impatient et anxieux des occupants. Les camionnettes étaient banalisées mais reconnaissables aux motifs Noir Albers recouvrant leur carrosserie, élégant contournement à la loi Stop-pub, la réalité augmentée ayant absorbée totalement le marché de la communication, de la signalétique et de l'information. Leur carrosserie Albers était d'ailleurs d'un superflu remarquable, les fabricants automobiles ayant parfait le blindage électromagnétique des véhicules depuis les PomPom attentats (des terroristes avaient activé un E.M.P. dans des bouchons piégeant ainsi les automobilistes. S'ensuivirent des mises à mort méthodiques par fusillade).
Faraday’s, après avoir relancé la discrétion et l'intimité amoureuse, renforcer la confidentialité professionnelle, glissait tranquillement vers le marché de la transgression des règles de vie communautaire. Il n'était plus question de se couper localement des ondes de la technologie 2-Eyes mais au contraire de garantir son usage raccordé clandestin sécurisé.
Dans un nouveau retournement de situation, Faraday’s, associé à l'agence A-Print pour la maîtrise d'ouvrage, fut lauréat de l'appel à projet pour le monument de commémoration des PomPom attentats sur la place Jochen Gerz. Il proposa une sculpture monumentale microperforée sans piédestal, pénétrable via des sas de catégorie 12, centrés sur ses quatre faces. "Soft Power Palace " serait la plus grande cage de Faraday au monde! Il dépasserait d'un mètre symbolique le Lightning Field et représenterait un volume, supérieur d'un m3 à celui autorisé pour un monobloc constructible et imprimé en 3d. Son armature se végétaliserait progressivement de plantes grimpantes. Mais la véritable particularité du projet résidait non en surface mais dans ses fondations: une structure souterraine identique et inversée à la pyramide tronquée visible serait remblaye avec de la terre arable. Les visiteurs seraient invités à en prélever à loisir pour agrémenter leur potager et flore d'appartement. La pente se révélerait progressivement: elle offrirait un robuste remblai à cette fosse ombragée et un dénivelé, cranté de marches aisément praticables, formerait une agora de tribunes aux assises sommaires. Cette opération d'excavation manuelle et participative, séduisait le jury : ce sablier séculaire prenait à contrepied les rituels mortuaires de mise en terre et de fleurissement. Le monument "soft power palace" célébrerait un vide vierge et incomplet, une paix en profondeur.
Buvez Soft Power Palace !
une eau profonde, généreuse et paisible!
© Soda Fontaine