
"Sure, we were criminals. We've always been criminals. We had to be criminals"
La Fondation Grise
Voici l’unique contenu qui s’affiche aujourd’hui sur le site internet Fondationgrise.noe, du moins pour ceux qui auraient la patience de faire longuement défiler une fenêtre blanche. Il y a encore quelques semaines, le site comprenait une solide base de données, incluant, entre autres, un listing quotidiennement actualisé du fond d’œuvres de la « Fondation », des notices de dépôt, de consignes de restauration ainsi que des notes et des essais anonymes sur les problématiques de conservation d’art contemporain, un conseil sur les conditions d’emballages, de notices de fabrication de caisses, d’encadrement, des astuces et des techniques d’accrochage… un catalogue numérique raisonné des activités et de la collection est désormais éditable en ligne via une plateforme d’autoédition (n’ayant aucun rapport avéré avec la Fondation Grise).
« La Fondation Grise est une collection aliénable d’œuvres ainsi qu’une structure philanthrope d’aide à la conservation et au transport d’œuvres encourant le risque d’une destruction imminente pour cause de précarité de ses auteurs ou des structures les exposant. » peut-on lire dans la préface du catalogue numérique. L’aliénabilité de son fond, l’archivage scrupuleux des œuvres en transit, la qualité des notices, les critères exigeants d’admissibilité, les clauses spécifiques sur les temporalités de conservation et de restitution, et la réactivité aux sollicitations participèrent à la notoriété grandissante et la dépendance bientôt évidente des petites structures d’expositions comme les Artist-run spaces et espaces d’art associatifs.
La collection est-elle nécessairement tributaire de la notion de propriété ou peut-elle être défini par le garant provisoire de son inventaire ? L’histoire de l’art a exclut les œuvres n’ayant pas survécu à leur époque, à leur auteurs et à leurs collectionneurs : il était primordiale pour la Fondation Grise qu’elles survivent aussi à leur exposition, ainsi qu’à leur collection (tout du moins dans la conception de la collection prôner dans l’article 15 des Conditions générales). Cette position excluait les pratiques in situ, D.I.Y., numériques, dématérialisées ou éphémères, dont la conservation et de diffusion reposait d’avantage sur des logiques EYE-Conservation , de documents et d’énoncés, que la Fondation n’a jamais inclus dans ses missions.
Selon le porte-parole des Petits Administrateurs, la Fondation Grise n’a jamais perçu des subventions publiques. En effet, il eut été peu probable que la Grande Administration donne suite à la demande de subvention d’une structure sans existence administrative ni adresse connue ou alloue des fonds sans être regardante sur sa mention dans la communication de la structure en bénéficiant, ce qui ne fut jamais le cas sur le site fondationgrise.noe. Pour les mêmes raisons, aucun financement privé n’a pu été établi, que soit sous forme de partenariat ou de mécénat.
Le mystère entretenu autour du financement et du fonctionnement de la F.G. a d’ailleurs suscité dans un premier temps une certaine réserve, voir une suspicion et une défiance de la part de la scène artistique melvilloise. Elles disparurent rapidement lors ce que l’on constata de bref transits d’œuvres d’artistes reconnus par les critiques, les institutions et le marché de l’art. On ignore si ces transits furent réels ou si ils témoignent d’un soutien ou d’une complicité des artistes concernés, dont le succès et la côte rendaient improbables le recours aux services proposés par la Fondation Grise. Ces dernières semaines, aucun d’eux ne s’est exprimé sur le sujet dans les réseaux sociaux.
La EYE-Police a récemment triangulé les adresses d’enlèvements d’œuvres lors de transports groupés ce qui a permis d’estimer la position géographique de la Fondation Grise dans une zone à équidistance des pôles urbains de Melville. Les enquêteurs scientifiques ont donc eu recours à un travail de terrain, qui, depuis la numérisation des techniques d’investigation, expliquent la lenteur d’obtention de résultats probants. L’échec des web-procédures habituelles s’explique par les conditions générales de la Fondation Grise auxquelles tous demandeurs devaient souscrire.
« Règle N°12 : les agents de la Fondation Grise travaillent sur une base bénévole et désactivent leur 2-EYES lors de toute opération d’enlèvement et de livraison.
Règle N°13 : les véhicules de fonction de la Fondation Grise sont invisibles à la Banque de données 2-EYES lors de toute opération d’enlèvement et de livraison.»
Quand bien même il était strictement interdit de désactiver l’immatriculation 2-EYES des véhicules en marche, une certaine tolérance de la EYE-Police était pratiquée pour les véhicules à l’arrêt ; il faut dire que les mises à jours régulières étaient parfois longues et le EYE-réseau saturait facilement, notamment dans les heures creuses, en milieu de matinée et en début d’après midi. La Fondation Grise effectuait donc des enlèvements excentriques, les conducteurs ne s’annonçant à la structure qu’une fois garée, parfois à une distance peu pratique au chargement ou à des horaires différentes de celles convenues.
Malgré ces désagréments mineurs, la Fondation Grise devint un acteur incontournable de la circulation et du stockage provisoire d’œuvres d’art. Certaines institutions exigèrent des jeunes artistes programmés dans leurs lieux de quémander l’aide de la Fondation pour l’acheminent de leurs travaux, ce afin d’atténuer le budget de l’exposition au profit de leur fonctionnement ou pour attribuer les sommes économisées à des artistes dont la réputation aurait participé au rayonnement de la structure. Cette pratique discutable cessa avant même d’avoir réellement commencé, ce genre de requête n’ayant jamais reçu de réponse favorable de la part de la Fondation Grise (ce qui accrédita l’hypothèse que certains membres étaient artistes et/ou occupaient des postes diverses et subalternes dans les différentes institutions muséographique de Melville).
Ces institutions, qui furent sans surprise les premières à émettre des critiques, certaines ouvertement hostiles, sur ce nouvel acteur du milieu de l’art, firent constater ou du moins communiquèrent sur les constatations d’une hydrométrie supérieure à celle admise dans les normes de conservation, à la surface des caisses de transport (aucun désagrément de ce genre pour les œuvres en elle-même).
Selon une expertise du laboratoire de la société Soda Fontaine, commandée par le MAC-M dans le cadre d’un colloque sur la Collection et le Musée, les prélèvements de bois humides contenaient des eaux calciques, similaires à celles des nappes phréatiques de Melville. L’hypothèse d’une cave souterraine, d’une grotte fût émise dans un premier temps avant que la détection de résidus de ciment, dont certaines caisses de transports s’étaient imprégnées, favorise celle d’un ouvrage hydraulique en béton : un barrage, un bassin de rétention ou un château d’eau abandonné plus plausiblement.
La disparition systématique des notices d’œuvres en dépôt des artistes récemment décédés et l’absence de justification auprès des ayant droits, ont motivé ces derniers à créer l’association « Vivement qu’il soit mort pour qu’il commence à gagner ma vie » réclamant une restitution des œuvres ou plutôt de leur valeur estimée à moment de la requête. La EYE-Justice accepta les plaintes lorsqu’un monochrome ayant disparu sans préambule de la collection Fondation Grise réapparurent sur le second marché et le marché noir. Après quelques rapides investigations, il s’avéra que ces cas avaient eus de nombreux précédents ces 5 dernières années.
La EYE-Police inspecta les sites potentiels ayant pu héberger l’activité de la Fondation Grise. Hier, un château d’eau (sans Cam-EYE) fut perquisitionné. La construction avait été asséchée depuis plusieurs décennies, mais pour des questions d’urbanisme et de coût de démolition avait été cédé par les Petits Administrateurs à un particulier pour un crédit symbolique il y a quatre ans. L’identité du propriétaire, homonyme du fondateur du MAM-C, s’est avérée usurpée suite à un hack de la EYE-Banque. Des marques de frottements sur les sols et les parois patinées confortèrent la EYE-Police dans leur enquête.
Sur la dalle adjacente au château d’eau, une vache grise rhétique pâturait. Lors de son enlèvement, la brigade vétérinaire découvrit sur le pourtour de son anus une inscription tatouée saugrenue : « La Fondation Grise ».