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11 novembre, 2023




Vue de l'exposition "Chutes" de Zoé Chalaux, Galeries Nomades 2023.

©️ Blaise Adilon



Rien ne vaut un bon jour férié pour visiter une exposition. À Saint-Paul-Trois-Châteaux avec Trois visiteur.se.s. À Angle, avec un grand A comme dans « Avec Didier Talagrand, passe-partout gé(r)ant, maître des clés et des Lumières ». La générosité des artistes dirigeant un espace d’art sait parfois s’abstraire des restrictions sanctuarisées que le monde du travail prend tant à coeur. Nous sommes les passionnés, les à-côté-de-la-plaque, les réfractaires, les investis, les curieux véritables, les incongrus.


Le travail férié. Dès ma sortie d’école d’art, je me suis projeté dans ce qu’il fallait qualifier de carrière même si ce n’est pas un métier, du moins un métier qui embrasse les critères communs et légitimes d’évoluer dans les échelons, d’opportunité d’ascension sociale, ou si peu, de gagner des avantages, des primes, de s’assurer d’un pécule de fin de vie, des garanties et des acquis sociaux, d’une retraite, d’une somme et non d’une soustraction.


C’est à ceci que je songe lorsque Didier me parle du mode de vie de l’artiste invitée, Zoé Chalaux, une de ses anciennes étudiantes, fraîchement diplômée des Beaux-Arts d’Annecy, établie dans le Lot, charpentière et menuisière autodidacte. Elle participe au programme de l’IAC, au nom ici si adéquat: Galerie Nomade. La charpente consiste en principe à structurer un ouvrage stable et sédentaire - si ce n’est maritime- à partir d’un matériau vivant, noble, solide et pérenne, dans lequel il fait bon vivre.


C’est étrange (pour moi) comment une nouvelle génération d’artiste peut prioriser le bien être, le soin du corps et des objets, la maîtrise technique de ses outils, de leur entretien, maîtriser des techniques traditionnelles ainsi que des technologies de pointe (sans jeu de mots), de prendre part à une économie professionnelle viable, de clients et de fournisseurs locaux, moins fluctuante et nomade que la vie d’artiste telle que moi et les ami.es qui m’accompagnent l’on envisageait à la sortie de leur écoles respectives. Linda sortait d’Annecy, Baptise de Grenoble et moi de Lyon -je suis le seul à m’être d’ailleurs établi dans la ville de mes études-. Diplômes en poche, nous prîmes nos marques sur la documentation de nos travaux, la mise en page de dossier et la rédaction de note d’intention pour courir les résidences, au détriment d’un logement dans lequel il n’y avait de fait pas grand-chose à déménager. Qu’importe l’origine et le bois du mobilier. Agglo pourri, méla décollé. La mondialisation nous rendaient étranger à la traçabilité de la production des biens et des aliments, aux conditions réelles de leur fabrication. Faire des affaires (jetables) en accord avec notre économie précaire effrénée. Ne pas s’épargner. Ne pas compter. Ne pas s’attacher. Ainsi en allait-il des œuvres et des expositions. Pas d’honoraires pour les artistes, tout était dépensé dans la production, dont, l’exposition écoulée, nous ne savions que faire. Louer une benne. Encombrer un trottoir. Encombrer les familles, les proches avec des promesses non tenues ou qui s’éternisent. Faire un grand feu. Pourtant, dans nos notes d’intention, il n’était question que de « projet ».


Se loger. S’abriter. Avoir un toit. Un domicile fixe. Qu’importait.


Didier me présente le principe de l’exposition. Tout d’abord, l’artiste a mis ses savoir-faire manuels à profit pour réaliser sa maison de moins de 20m2, ne requérant légalement aucun permis de construire et faisant donc fi des restrictions stylistiques qu’une commune rurale pourrait imposer, de manière arbitraire ou par le biais de son P.L.U. (Plan Local d’Urbanisme, ndla), lorsqu’elle s’est donné la peine de le formaliser. Ne pas demander la permission pour la chose privée est un vecteur essentiel d’émancipation et d’autodétermination. Quitter la ville aussi sans doute, foyer des écoles d’art françaises aux étudiant.e.s citadin.e.s de facto.


Il ne s’agit pas ici de pitcher un challenge de maîtrise d’ouvrage conceptuel comme la tour d’1 m² d’implantation au sol de Didier Faustino, avec la pensée amusée de l’absurdité de la spéculation foncière qui nous fera prochainement opter pour l’unité du M3, c’est à dire le vide, le rien plutôt que la surface que nous foulons, nous maintenant encré dans une réalité palpable. L’air sera à vendre quand bien même nous ne pourrions en jouir. Un air pollué, chauffé, climatisé, qui pue, nous traverse et nous échappe.

Il n’y a ici pas d’ironie, de fanfaronnade ou d’impertinence destinée à quiconque conquis. Il s’agit d’une démarche personnelle, intègre et résolue de l’artiste. Une entreprise invisible, exemplaire plus que démonstrative. L’exposition en est le creux, le complément, le prolongement et non le pinacle.


Pendant la construction de son habitat, l’artiste a veillé à conserver les chutes, ne les considérant pas comme les déchets de son choix de vie mais comme le bénéfice concret d’avoir assouvi des besoins primordiaux de subsistance. Elle établit ainsi le principe séminal de toutes les sculptures présentées à Angle.


Charpentier est historiquement un corps de métier associé au masculin. Il faut porter des charges lourdes, les débiter, faire de la poussière, mettre en péril son corps dans des positions d’effort inconfortables et en hauteur. Les outils sont tranchants, contondants. Dans les années 70’s, des performances féministes, comme celles de Mierle Laderman Ukeles, répondaient avec ironie aux démonstrations de puissance masculiniste d’artistes comme Michael Heizer ou Robert Smithson , dont les géosculptures monumentales requéraient des machines de levage hydrauliques de travaux publiques. Elles effectuaient publiquement des tâches domestiques stéréotypées: faire la vaisselle, passer la serpillière au sol de l’exposition, en sortir les poubelles … Moquer le patriarcat impartissant les tâches, opposant ou distinguant les genres. Il s’agit aujourd’hui d’occuper le terrain, de gommer les lignes tant dans la vie courante, sur les réseaux, les plateformes que dans les carrières professionnelles embrassées. Enfoncer le clou. Badass.


J’ai pris le temps d’observer ses sculptures – et de les toucher en cachette-. Je suis incapable d’identifier l’essence des bois utilisés. Je ne comprend pas le maniement de certains de ses outils. Je ne sais utiliser ni rabot, ni gouge, ni maillet. La production des objets et des dispositifs les soclant sont d’une facture équivalente : un savoir-faire se déploie. Peut-être certaines réminiscences de la sculpture anglaise ou 70’s se marient-elles trop bien à la datation et à la typologie des éléments rassemblés au deuxième étage. Je pense à Toni Cragg bien sûr, à Toni Grand2, à Richard Nonas, mais aussi à Oscar Tuazon et… Arg !!! Que des mecs ! Ma (s)cul(p)ture est à revoir ! Bouhhh ! Ma pièce préférée est au dernier étage, un élément de charpente -dont j’ignore le nom- au bois abîmé s’équerrant sur le mur et dans laquelle s’enchâssent des savons aux couleurs ternies.


La circulation hélicoïdale dans les étages d’Angle a conditionné les dimensions, l’assemblage ou le dispatche des œuvres, et me fait perdre l’orientation. J’évolue verticalement dans les résidus de construction d’une maison de plan pied. Je ne sais pas où est le soleil. Pourtant la charpente est mise à nue.


La prise en compte de la qualité de vie objective d’un.e artiste, d’une forme de sobriété et de maîtrise, c’est peut-être cela qui nous sépare aussi générationnellement. ON/NO FUTURE. Le renversement de ce paradigme : alimenter l’art par une nouvelle manière de vivre, dans une culture régénérative, loin des bricolages approximatifs, décomplexés et gais des artistes Fluxus certes, mais préférable à une production effrénée, spéculative, que l’on délaisse avec résignation, où l’on s’oublie, où l’on s’encombre, se malmène et se précarise. Ne plus cultiver les blessures. Faire pousser les murs et le vivant.3 Suivre sa pente. Adapter l’Angle.


« Aïe, putain d’écharde de merde ! »

- David Henry Thoreau-





1Sans oublier Didier Petit et sa chute malheureuse dans l’escalier le lendemain matin.

2 L’art mistice

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