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Flexion extension, 2023




Il faut garder une certaine souplesse pour parvenir à renouveler son travail, lui donner un nouveau souffle, une direction qui balayera les déclinaisons consternantes que le temps installe, de ce style singulier mais laborieusement entretenu parfois comme une astreinte, les yeux fermés, que le souci de la réception par un public timoré peut inoculer.


Bertrand Grosol n’appartient pas à cette catégorie. Je ne serai pas capable de m’avancer sur une seule d’ailleurs. Il articule ses productions, de médiums et de formats hétéroclites, autour de projets ambitieux et tentaculaires, souvent monumentaux, parfois difficile à saisir, à circonscrire, pour lui aussi sans doute, et à clore. La scène française ne se caractérise pas par son goût de l’empirisme. Un site, un voyage peuvent enclencher un projet prolifique, avorté ou utopique, une fable chapitrée mais sans fin, si ce n’est par l’impact d’un rebondissement : une mise à flot en perdition, un billet de retour inchangeable, un incendie, une guerre, un moulin à vent irréductible. Tous ces terrains où l’artiste est attentif à la rencontre de personnes ou de lieux non prédisposés à accueillir des formes artistiques : une jungle non cartographiée, une petite municipalité, une voie (à peu près) navigable, un p.d.g., une usine ou une ferme abandonnées, un champion international de handball, une mer calme, un propriétaire lyonnais, une chaîne de télé, un âne de fonction, une station radio pirate… Lorsque son entourage ou lui-même me les content, je fantasme des épopées décousues.


Samedi dernier, j’étais convié pour un évènement atypique « One Shot », une exposition ne durant que quelques heures. Cela semblait être la désinauguration d’une fresque réalisée dans les locaux d’une entreprise – une start up avec baby foot, cuisine open space, salles de repos et de réunion,…-, qui déménageait pour investir de nouveaux locaux que l’on imagine plus spacieux, plus luxueux, mieux placés.


La particularité de cette fresque est d’avoir été peinte sur des panneaux de bois, dans l’atelier de l’artiste, également son lieu de vie - cette indistinction contaminant tant le travail que son appréciation par celleux qui ont eu la chance de l’y découvrir-. Techniquement, ce n’est donc pas une fresque, bien que la découpe de cette habillage suivant les décrochés de la toiture soit confondante.


La virtuosité depuis plusieurs décennies des graffitis artistes ont changé la donne de l’art mural : qui n’a pas déjà été subjugué par leur économie restreinte, par la rapidité d’exécution, la maîtrise des effets, des dégradés, cernés (ou non) de traits au geste sûr, des remplissages de zones sèches en quelques minutes-. Des prestations fulgurantes, adaptées à l’interstice où un lieu de travail s’acclimate d’une gêne ou d’un ralentissement d’activité que provoque un chantier provisoire. Cette vitesse, B.G. semble y être imperturbablement réfractaire, tant dans ses rapports de travail que dans la production même. Les panneaux sont peints à l’huile dont la surface laisse deviner de nombreuses reprises, des recouvrements au séchage lent, que la température de l’atelier ne semble pas daigner faciliter en hiver.


Les saisons, comme les climats, semblent pourtant influencer les sujets des autres œuvres présentées. On devine de par la densité de représentations florales, comme par les couleurs chaudes de la palette, l’influence de la Martinique dont il est originaire et où il se rend régulièrement, pour travailler ou ne rien faire, indifféremment.


Cet évènement anachronique me laisse perplexe quant au devenir de l’oeuvre, ce qui n’a pas l’air de préoccuper Bertrand. Ce questionnement, sans doute l’a-t-il déjà eu avant de louer le camion ou de choisir le sujet. La chronologie est la sienne. Je ne sais pas si « méthodologie » mérite de figurer ici.


Je me prête à imaginer l’itinérance de cette fresque en kit, pouvant s’augmenter de nouveaux panneaux, s’amputer de certains, selon les murs qui pourraient l’accueillir dans leur nouvelle configuration/composition. Comme une végétation luxuriante et nomade, faisant fi des saisons.


Bertrand a investi les locaux vacants : il a dévidé une partie de son atelier, principalement des peintures qui n’avaient jamais vu le jour et dont on découvre des couleurs plus clairs, plus saturées que l’on ne les aurait imaginées. « Eh bien non, elles n’étaient pas pariétales. »


Au premier niveau (car mezzanine il y a bien sûr), une sculpture est qualifiée d’« arbre à palabres » par les habitué.e.s de l’atelier. Il n’y a d’ailleurs pas de cartel. La médiation orale est le moyen exclusif de communication : se rencontrer, échanger, verre à la main, tâchant de ne pas postillonner des miettes de gâteau. Un point de rencontre, sans mondanité sophistiquée ; l’état des lieux ne s’y prête pas. Une feuille de salle serait une initiative trop proche de la planification. Le tronc fin de plus de 4 m est arrimé verticalement dans un socle de fortune par des calles de bois fendu. Au sommet est fixée sommairement une lampe à la couleur chaude teintant progressivement l’espace à la faveur du jour déclinant. À porter de mains ont été peintes sur le bois nu des touches épaisses de couleurs verdoyantes, comme un être humain graverait ses initiales s’il se prenait lui-même pour un arbre.


Je m’étonne du goût prononcé de B.G. pour les œuvres « encombrantes », lui qui ne conduit pas et n’a jamais conduit. Le transport fut une aventure, un convoi exceptionnel informel, portes béantes : consulter la longueur utile était inutile. Certaines oeuvres durent être hissées par le balcon du 3 étage du bâtiment le long de la façade extérieure . Bertrand Grosol s’invite comme un cambrioleur rapportant des offrandes à défaut d’emporter le butin.


Le montage relève alors d’un sport d’équipe où chacun trouve une place. Certains tableaux, des tondis, sont accrochés dans des niches en hauteur à l’accès périlleux, quant d’autres reposent sans effort sur des tasseaux en sapin longeant le mur. Un autre peinture sur panneaux d’environ 20 m2 repose au sol, une œuvre de second choix sans doute qui aurait tout aussi bien pu se substituer à celle habillant le plus grand mur de l’espace. Étrange logique que de réaliser deux œuvres monumentales pour en requestionner le choix sur place. Trancher dès l’esquisse était out of the picture. Quelques photographies de paysage de fougères exotiques sont pincées sur des panneaux de bois brut, posés avec une simplicité déconcertante sur d’improbables pupitres de musicien. La nonchalance évidente dont témoignent certaines surfaces d’huile en cours de séchage jure avec l’urgence de la mise en place. Bertrand s’affaire tel un maestro sans baguette. L’acheminement de ses œuvres est digne du tournage de « Fitzcarraldo »(1982), film de Werner Herzog, où le protagoniste, pour gagner quelques semaines de voyage, s’engage dans le projet fou de faire traverser son bateau via la montagne afin construire à temps son opéra dans la jungle.


D’ailleurs, nous sommes un peu dans un opéra, au sens étymologique : tout fait œuvre. Il y a des sculptures induisant un jeu et des paroles, un éclairage chaud, des balcons, des peintures grandes comme des fonds de scène, des pupitres, des masques dont un joker goguenard dans sa cabine de souffleur, peint sur un sommier à ressort renversé et posé sur une table de réunion désertée.


Au premier niveau, l’oeuvre qui a le plus retenu mon attention, dès mon entrée, mais que j’aime à regarder en surplomb depuis la mezzanine, est une peinture sur châssis aux dimensions extraordinaires, 2 m par 5 m au jugé, châssis et toile d’un seul tenant. Y figure un personnage en lévitation sur un fond rouge vif, les jambes s’étirant sans effort en grand écart sur toute la longueur de la toile. Un autoportrait en « Pierrot le Fou » antillais, le visage peint en bleu surmonté d’un chapeau de paille, le col tâchée de cette même peinture, la chemise zébrée d’une cravate évoquant une longue feuille de plante grasse. Une tâche et un trait sur une palette de coton. Un portrait plan en pied mais au format paysage, l’entrejambe comme ligne d’horizon pour un accrochage du sol au plafond. La posture acrobatique insolite du corps me rappelle aussi celle de Yves Klein dans « le saut dans le vide » (1960), photographie noir et blanc. « Le peintre de l'espace se jette dans le vide ! »1 Bien sûr le média est différent. La prouesse et le bleu aussi. Le sol de la cuisine en open space est un damier noir et blanc. Il sied au rouge du fond de la peinture, comme un décor de Twin Peaks2.


Bertrand est un être calme et étrange, hors sol et flexible. Un fou bleu, aventureux et tranquille.









1Extrait de « Dimanche 27 novembre 1960 Le journal d'un seul jour », Yves Klein

2 série télévisuelle de David Lynch, 1990-1991 + 2017

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