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Cache-cache cochon, 2023




Cache-cache cochon

Simon Feydieu, juillet 2023


C’est un petit livre de 19841, comme moi, réédité dans une version économique plastifiée brochée, que je lis régulièrement à mes enfants. Elle raconte l’histoire d’une communauté de cochons jouant à cache-cache dans une grande maison à étage. Les cochons sont semblables et seul le maître de maison se distingue par un nœud papillon. Ils se cachent sur les armoires et les porte-manteaux, sous les tables et les lits, derrière les portes et les rideaux, ne laissant dépasser que leurs oreilles, leurs sabots et leurs queues en tire-bouchons. Mister Tête-de-Nœud-Pape les déloge en sortant le buffet, comme pour un vernissage.


Je le mets de côté pour Floris car ses dernières peintures, réalisées lors de sa résidence à la Factatory (Lyon), m’évoquent l’envers de ce jeu de dissimulation. La figure porcine, cadrée en plan poitrine -de porc-, occupe la quasi intégralité des compositions. Pas de motif, ni de couleur dans le fond, la toile de lin ou de coton est vierge, crue comme de la viande. Raw, en anglais, caractérise tant une matière organique, une donnée qu’une attitude. Brute, donc. Sans fioriture ni salade.


Les cochons, comme certains éléphants, sont roses (?). Cette couleur est convenue mais n’enlève rien au fabuleux qui se dégage de cette série. 3 petits cochons... Ce qui surprend, de plus près, est la substance avec laquelle les tableaux sont peints : une résine acrylique épaisse, à l’aspect de flaque pétrifiée, appliquée ou déversée - avec une poche à pâtisserie?- à l’horizontale, comme un dessin sur table ou une tarte (au saucisson). Les tranches du tableau dégoulinent de chair Haribo2. Dans une série antérieure – et toujours en cours-, des pictogrammes imprimés sur des cachetons de drogue de synthèse sont représentés avec cette même technique, d’où ces expérimentations hallucinées de texture poreuse et comprimée, sans doute.


L’influence du dessin cartoonesque, ainsi que de la caricature politique - sans parler de l’évidente couleur dominante- révèle l’influence que le peintre Philip Guston a sur Floris Dutoit. Dans ses dessins satiriques, cette figure tutélaire affublait Nixon d’un nez phallique et de bajoues scrotales, en réaction au déplorable entêtement du président américain, embourbé dans la guerre du Vietnam. «Tout est pardonné »3. En 2021, dans sa première exposition personnelle « Bonjour le bonheur » à la galerie Henri Chartier (Lyon), F.D. maîtrisait déjà, avec un laconisme remarquable, ce sous-genre, plus graphique que picturale la plupart du temps, n’épargnant pas les figures présidentielles et ministérielles de la dernière décennie. Des portraits « mal cadrés » : le Front de Macron, les poils de Fillon,... avec une surcharge dégoulinante et granuleuse d’acrylique pleine de fluide glacial et de reste de pigments mal digérés.


Le portrait n’a pas l’exclusivité de la caricature et ses peintures à l’aspect plus gestuel et abstrait, plus expressif, sont chargées d’une ironie caustique proche des toiles performées par Paul McCarthy dans son œuvre vidéo « Painter »(1995) ; ce dernier y mimique les peintres expressionnistes abstraits, figures héroïques péniblement intenses de l’art américain d’après-guerre, bitant la surface de grandes toiles avec son « gros pinceau », comme un guitare héro masturbant sa gratte. Je les trouve belles, malgré tout, ces toiles phallocrates, au gros trait vigoureux. L’attitude irrévérencieuse et l’aversion du sujet sont à prendre au sérieux, sont manifestes, mais l’œuvre mésestimée peut, et c’est tant mieux, surprendre et séduire même son créateur -et un regardeur- sarcastique.


Floris Dutoit a un -mauvais- goût prononcé pour l’obscénité, les archétypes et les projections anthropomorphiques, comme ses cochons en salopette ou ses lapins spermatiques. Par delà les évocations spontanées orwelliennes de « Animal Farm »4 et des fables de La (femme) Fontaine, je ne pense pas que sa peinture renferme un désir de parabole politique du type apologique. La représentation d’archétypes évacue ou épuise vite la question de leurs sujets. La dérision n’est pas plus une arme fédératrice et jubilatoire qu’un mécanisme de digestion individuelle irrépressible pour certain.e.s. Peindre de manière figurative mais peindre avant tout. Philip Guston s’amusait à entretenir cette offense à la scène de lâcheurs New-yorkais – « Abstract traitor ! »- en estimant qu’il ne voyait guère de différence dans son état d’esprit entre sa manière de peindre des toiles abstraites, qui le hissèrent à une renommée internationale dans les années 50’s, et ses peintures néo-expressionnistes et figuratives4 qu’il affirma librement5 dès 1970 et ce, jusqu’ à sa mort en 1980.


Les variations de dimension et de proportion des piggy paintings6 semblent dicter les déformations de ces figures à groin, et non l’inverse. Petit format, petit cochon. Grand format, grand cochon... Ou + de place = + de cochons. Une unité de mesure, un motif, une patte, une occupation maximale tel un élevage intensif. F.D. privilégie la spontanéité sur l’expressivité, la composition d’un seul sujet sur des études préparatoires ou des iconologies sophistiquées. La préméditation semble minime.


Quand bien même son iconographie soit d’une singulière familiarité hétéroclite (des plaquettes de chocolat, des lapins, des personnalités politiques, des chaises de jardin, des personnages de la culture populaire, des anus, des fleurs sauvages, des étrons…), nous en revenons toujours à la facture du tableau pour en apprécier la force, ressentir l’engagement réel dans une pratique où la description et le commentaire iconographiques ne sauraient se faire loin ou à côté de l’œuvre.


La technique de résine acrylique, prisée par l’artiste, est contraignante dans son exécution, sèche rapidement par l’adjonction d’une durcisseur et conditionne le geste ; le trait se fige après quelques décimètres, voir centimètres, est discontinu quand bien même l’œil soit trompé. Peindre au frein à main avec un pragmatisme décérébré. Du concret goret. Vite. Stop. Vite. Stop. Ouille ! Je me suis pincé une … !


Certaines toiles sont peintes uniquement à l’huile de lin : faire avec moins, comme une intolérance inconstante mais radicale, un fondant sans gluten, un Bukowsky sans majuscule, un Houellebecq sans dent. Explorer une aporie avec générosité et profusion, dans le secret des croûtes, des dégoulinures et des tâches de gras.


« Peindre beaucoup plutôt que longtemps !». Si le Bad painting semble plutôt se positionner en opposition primaire et imprécise à des considérations parfois surfaites de « bonne peinture » fastidieuse, cet aphorisme antiduracellien improvisé de mon cru ferait une belle ritournelle à fredonner sur le chemin de l’atelier.


Dans sa course au soleil, ce petit blanc pâlot, prolifique et farouche, fils de Craô7, rôtit plus qu’il ne bronze, lorsqu’il s’échappe de son abattoir de travail, surpeuplé de steak hachés cachés. Planqué dans sa grotte, somnole un tableau retourné, vierge et mystérieux. Un « chef d’œuvre », programmé pour sa fin de résidence, m’annonce-t-il en se marrant. Aujourd’hui -pas celui où tu lis ce texte, andouille-, cette peinture, que j’imagine grotesque et fabuleuse, termine sans doute de sécher sur un champ de lin et de coton.


Floris ! Attention ! Sur ta chaise, un étron.



1 Cache-cache cochon de Arlène Dubanevich, collection lutins, édition école des loisirs, 1984 / 1997 (réédition 1) / 2016 ( réédition 2)

2 la gélatine de porc se retrouve dans de nombreuses confiseries  comme les fraises tagada et les oursons.

3 Formule humoristique de Luz figurant sur un de ses dessins polémiques, publié en première page après l’attentat contre Charlie Hebdo, représentant le prophète des musulmans, avec une tête de bite.

4 «La ferme des animaux» , roman de 1945. « souvenez-vous également qu'en combattant l'Homme, nous ne devons pas en venir à lui ressembler.», y déclame Sage l'Ancien, un gros cochon alias Karl Marx.

5 affirmation reportée de mémoire du documentaire « A life lived » (1981), de Michael Blackwood, entre la 3° et 52° minutes

« It’s about Freedom » commenta courageusement le peintre Willem de Kooning pour atténuer la tôlée qui accompagna le retour à la figuration de Philip Guston

6 Non mais pour qui je me prends pour titrer ses œuvres à sa place, sans déconner !

7 « Rahan, fils des âges farouches » est  série de bande dessinée française se déroulant à l'époque d'une Préhistoire fictive. Floris Dutoit a été casté par Luc Besson pour l’adaptation cinématographique, selon des sources apocryphes.

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