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In ten years I might be dead, 2023




C’est un manière déstabilisante de ponctuer une conversation. Patrick Lowry et moi sommes attablés au café de CAST, un ancien bâtiment converti en atelier d’artistes, qui ouvre ses portes pour la journée. «  Le travail de Charlie Duck est formidable ». Dehors les mouettes s’engueulent. Au travers d’une large fenêtre, une lumière froide nous auréole. Le café est cher et passable ; je n’en boirai bientôt plus qu’en Italie. Mouais. Mes addictions outrepassent souvent les promesses stupides que je me fais.


J’ai rencontré le sculpteur Patrick Lowry de manière fortuite par l’intermédiaire de ma compagne il y a une dizaine d’année. Depuis, nous avons travaillé ensemble, nous sommes recroisés et avons suivi de loin l’évolution de nos carrières respectives. Je suis présentement en résidence à Back Lane West, qu’il co-dirige à Redruth, en Cornouailles. Aujourd’hui, nous sommes en expédition de loisir, je lui en suis très reconnaissant. Nous avons une trentaine d’année d’écart. J’aurai quarante ans l’année prochaine. « Vieillir est un privilège » me disait mon amie Roxanna.


Avant d’intégrer mes quartiers à Redruth, j’ai passé la première nuit dans sa maison à Mylor Bridge proche de la côte, de Falmouth et de Helsten où nous sommes présentement. Sa maison est charmante, les travaux ayant été sans doute réalisé par lui-même et sa femme en grande partie. Dans son jardin très bien entretenu et paysagé, « qui fut une jungle », jure une masure dont la charpente du toit est nue, le bois vermoulue, les briques squamées de peinture au plomb. A l’intérieur, quelques objets qui eurent une fonction. Une scène. Le cabanon ressemble à une maison miniature, de petit cochon mort de vieillesse. Je n’ose y pénétrer: j’y resterais sans doute immobile, de peur de me cogner le crâne sur un clou rouillé. Je visualise une cheminée en paille, en bâtonnets, des sabots dans les cendres.


Les artistes savent chérir les ruines, y trouvent une certaine beauté, comme ce fût le cas dans les caprices, représentations imaginaires où se distinguèrent certains peintres du XVII° et XVIII° siècle, comme Vivianno Codazzi, Giovanni Paolo Panini ou encore Hubert Robert. Les nuages surplombent des colonnes aux fûts abîmés, des pyramides improbables côtoient des arches, des frontons mangés par le lierre. Je n’ai jamais eu de discussion décente à ce sujet avec des personnes en dehors du champ de l’art. Les expériences collectives ou individuelles de ruines renvoient à des sinistres, des traumatismes que tout un chacun tente d’oublier, de fuir, ou de faire disparaître. Dans les terres en Cornouailles, comme dans de nombreuses villes occidentales, comme St Étienne dans ma région, ayant connu une désindustrialisation violente au siècle dernier, le désenchantement d’une révolution de la productivité, les bâtiments portent longtemps les stigmates de la misère sociale. Une ruine n’est belle que lorsqu’elle a survécu à la réhabilitation d’un secteur, qu’elle jure avec son environnement. Dans une galerie, dans un musée, elle est acceptable, magnifiée dans son horreur, sa tragédie ou sa banalité. C’est ce que je pense lorsque je me tempère moralement. Aimer une ruine est une indélicatesse de privilégié, d’un exotisme coupable.


Les ruines n’appartiennent à personne semble-t-il. La question de la propriété ne se pose pas spontanément. Sans usager ni habitant, une architecture est désincarnée, obscène. Parfois il s’agit d’un problème de succession, lorsque sa répartition fait litige, le cadastre fait défaut, ou les fonds manquent pour entretenir un patrimoine. Comment survivre à une faillite, à un surendettement, à un drame, à une guerre ? Pour le cas de Patrick, il est évident qu’il jouit de la liberté de pouvoir rénover son cabanon à sa guise, du moins cela semble envisageable financièrement. Il ne s’agit pas d’un projet d’extension ; les murs et les fondations sont déjà là. Quand bien même je sois français, j’imagine que les permis de construire, de démolir et de travaux répondent à des procédures similaires en Angleterre. Mais bon, j’extrapole.


Les Lowry habitent cette maison depuis une trentaine d’année -je commence à comparer mon âge avec celui des objets-. Sa rénovation complète a certainement pris un bonne partie, par phase distincte, et il est courant dans les projets titanesques de rechigner dans les finitions, de réduire la voilure, d’oublier une aile, une pièce, un cagibi, un appentis, des combles, une cave… il faut savoir s’essouffler pour apprécier le confort, le repos, le travail accompli. Pour la « ruine dans le jardin », il ne s’agit cependant pas de cela, ni de procrastination -tout artiste a droit à un joker- mais du plaisir tétanisant de se projeter mentalement, d’envisager les possibilités de manière irréductible. Qu’il est dur de faire le deuil des formes invisibles.


Le bloc ébréché en marbre de Carrare qui devint la statue de David ne trouva pas d’artiste sculpteur déterminé à la tailler pendant près de 40 ans. Cette ruine qui m’intrigue n’est pas de marbre. Néanmoins, Patrick l’observe depuis des années. Elle ferait un bel atelier d’appoint pour ses projets d’installation in situ, me confie-t-il.


Je lui suggère d’en faire un sujet pour une série de sculpture/maquette extrapolant sur les multiples aspects que pourraient prendre un atelier d’artiste sur cet emplacement. (Faire) bâtir son propre atelier : ainsi firent Paul Cézanne, Juan Miro, Pierre Soulages, Benoît-Marie Moriceau… Marie déteste lorsque j’outrepasse la ligne entre enthousiasme sincère et appropriation présomptueuse. C’est plus fort que moi. Certainement un défaut de commissaire, d’enseignant, ou de masculinité toxique. Ou autre chose. L’introspection est balayée. En mufle, je profite de son absence.


Patrick et moi avons débuté notre carrière artistique à peu prés à la même période, à la fin des années 2000. Il y a une quinzaine d’année donc, je me suis concentré à la sortie de mon école d’art, sur une pratique d’installation monumentale, in situ, prenant parfois des lieux désaffectés comme site de travail. Je refusai que ma précarité et les balbutiements de ma vie d’artiste d’alors dicte mon média, réduise l’échelle de mes réalisations, limite ma productivité. Fuck le dessin, la photo, la vidéo,… Je m’étonne encore de mon immaturité d’alors. J’ai appris -très facilement- à ne pas soigner mon travail, à l’abandonner, le détruire ou le démanteler en matériaux réutilisables selon l’opportunité. A des fins artistiques ou non.


Je comprend parfaitement la frustration que Patrick éprouvent ponctuellement entre deux projets. Les sculpteurs d’exposition sont un peu comme des acteurs de cinéma, prêts, volontaires, capables de prouesses remarquables mais vivant mal l’attente et l’incertitude de l’opportunité dont iels dépendent pour s’épanouir et briller.


Quarante ans en janvier. Je ne pourrai bientôt plus mourir jeune et « superbe ».


L’année dernière, au CAPC de Bordeaux, j’ai visité une exposition plus ou moins monographique mais certainement posthume et rétrospective de l’artiste israélite Absalon, décédé du Sida dans les années 90’s. À vingt-neuf ans. Cela lui confère une place de choix, quelque part entre Jean-Michel Basquiat, Ana Mendieta , Félix Gonzales Torres et Steven Parrino. Par delà l’aura tragicoromantique que tout artiste laisse avec une œuvre de qualité relative mais potentiellement inachevée, j’ai apprécié le parti pris du commissaire François Piron -accessoirement un de mes anciens professeurs- de contextualiser son oeuvre, somme toute réduite, en intégrant des artistes de la même génération mais aussi le choix discutable d’avoir fait produire pour l’occasion, et de manière inédite, des cellules architecturales d’après les maquettes sculpturales de l’artiste. Certaines avaient été déjà réalisées de son vivant. J’ai pensé, bêtement, à cette première occurrence au cinéma, dans un Star Wars de la trilogie récente, quand le visage d’un acteur décédé avait été réutilisé numériquement pour rejouer son propre personnage, une silhouette toute au plus de la première trilogie cinématographique des années 70’s. (Bon aujourd’hui cela semble d’une incroyable facilité, même si cette technologie dépasse mon entendement, un peu comme celle des sabres laser). De manière moins triviale, j’ai pensé à l’église de Firminy, dessinée par Le Corbusier mais dont la voûte brutaliste du niveau 5 ne fût achevé que 30 ans après l’arrêt des travaux fautes de financement et 40 ans après la mort de l’architecte.


Ces aléas entre sculpture et architecture, objet et espace, projet et réalisation, fonction et usage, anecdote et histoire, nourrissent le travail de Patrick Lowry, stimulent les scénarios qu’il met en place, alimentent les situations déconcertantes, chargent ses objets que le public peine à s’approprier, confus entre des usages projetés et un cadre favorisant l’étude critique des formes exposées.


J’ai de nombreuses lacunes sur la scène artistique anglaise. Il est alors difficile de positionner le travail d’un artiste par delà la culture et l’histoire commune internationale. Si l’Angleterre a elle aussi eu un courant Pop Art historique, j’imagine qu’il est naturel que l’hyperréalisme qui en émana et dans lequel Patrick Lowry excelle, y ait aussi trouvé un terrain favorable.


Je me rappelle avoir visité en 2008 à la Tate Britain l’exposition du lauréat du Turner Prize Mark Leckey. Une vidéo 3D, transposée sur pellicule je crois, avait retenu mon attention : l’artiste y reconstituait numériquement son atelier où trônait avec surprise une reproduction d’une œuvre «Balloon Rabit » de l’artiste Jeff Koons. L’atelier, aux allures d’appartement victorien, ne représente pas un lieu de production habité, serait vide nonobstant un socle d’exposition rehaussant le travail d’un autre, réfléchissant l’espace et non la caméra. Le reflet des fenêtres et de la cheminée parent d’yeux et d’un nez la surface inoxydable et lustrée du visage. Un des plus belles œuvres représentant un atelier qu’il m’ait été donné de voir. Je l’ai retrouvé sur Youtube. J’envoie le lien à Patrick. J’imagine qu’il la connaît déjà.


En 2012, Patrick réalisa « Crushing the Tate », une œuvre remarquable dans Bikini, artist-run space créé à Lyon avec un couple d’ami et ma compagne, à l’initiative de cette invitation : une reproduction à l’échelle 4/5 des escaliers de la Tate Modern de Londres -il y en a également une à St Ives, à quelques kilomètres de Redruth-. Cette subtile modification d’échelle, je l’invite à l’explorer et à l’accroître en commandant un Brownie. Un quartier.


Le nom de Bikini provient d’un atoll dans l’océan pacifique, où le gouvernement américain réalisa la plupart de ses essais nucléaires entre 1946 et 1958. L’humour embarrassant d’un industriel français fut décisif dans le nom donné au célèbre maillot : « Bikini, de la bombe anatomique » pouvait-on lire sur la réclame accompagnant les packaging en forme de boîte d’allumettes. D’oh ! Les dérivés de ce nom sont nombreux et divers : le Bikini state fut l’indicateur d’alerte anti-terroriste du ministère de la Défense anglais entre1970 et 2006. Dans la série animée Bob l’éponge, les habitants aquatiques vivent dans les bas-fonds, à Bikini Bottom. L’un d’entre eux est une étoile de mer prénommée Patrick, le personnage préféré de mon cadet.


A la naissance de mon premier fils, je pris un atelier, cessais les résidences pendant plusieurs années, me confrontant à cette effrayante liberté de pouvoir produire des objets dans un espace propre et sale, stable et bordélique, dont je sois le principal occupant. Ma pratique depuis n’est plus conditionnée exclusivement par le rythme des expositions. Peut-être qu’un side-project en sculptures à échelle réduite sur le thème de l’atelier offrirait la possibilité à Patrick de se libérer de la tyrannie de l’occurrence unique sur un site spécifique dans une temporalité contraignante d’exposition. Le spectre de Marie : « Simon, Arrête ! »


Les architectures réduites sont des objets mais les objets peuvent également se confondre avec une architecture : Aux Etats-unis, un phénomène, encore mésestimé aujourd’hui, est apparu, de manière concommittante au Pop Art et notamment aux sculptures de Claes Oldenburg: le style California Crazy, style Canard en français, désigne les bâtiments dont l’aspect extérieur, à destination des nouveaux consommateurs automobilistes d’alors, adopta et augmenta la forme de son produit ou de son activité : un commerce-piano, un dinner-hamburger, une truckfood-donuts, un lit-hôtel… En soustrayant tout enseigne, textes et pictogramme, on pourrait les prendre pour des sculptures de Claes Oldenburg. Cela serait vrai dans le processus inverse. Construire ou bâtir ?


Patrick me raconte qu’il documenta la réalisation de l’œuvre Travelodge (2011), une chambre d’hôtel anonyme, dénuée de tout décoration et d’article pouvant témoigner de l’ identité de l’occupant. Lors de la production in situ, il dormit sur un matelas pneumatique de fortune, du genre qui se dégonfle la nuit et où la douleur des omoplates fait office de réveil, et ce jusqu’à la veille du vernissage. La chambre étant alors quasiment achevée, l’artiste y passa une nuit avec sa femme. Rrose Sélavy, style Cornwall Mental.


Je chéris ce type d’anecdote, car elles sont aussi précieuses que les formes; les intentions s’affirment mais devraient parfois savoir rester humbles pour ne pas affecter les qualités intrinsèques des contingences, des accidents, des maladresses, des transgressions, des surprises et des échecs qui accompagnent de manière décisive toute réalisation.


Les maquettes renferment des projets qui ne verront pas nécessairement le jour et c’est bien cela qui augmente notre fascination pour elles. Cette irréductible potentialité. Quelque chose de folk. Une histoire qui survit et se transmet, comme un objet.


- In ten years, I might be dead.

Moi aussi.


Je m’interromps un moment de taper sur les touches de mon clavier. La pluie bat sur la vitre de ma chambre. Je suis quelque peu déçu par le temps en Cornwall, je m’imaginais une micro climat que les photographies en ligne semblaient promouvoir. Je me sens un peu con avec mes tongs et mon short aux couleurs vives, mes lunettes de soleil posées sur le bureau en bois sombre.


Ne pas se fier aux images. Cela m’a pris un an pour programmer la séance de prise de vue documentaire de ma précédente commande publique en extérieure. La météo est un facteur, comme la disponibilité. Un temps pourri n’est attractif ni pour un jury, ni pour un touriste.


Patrick a également comme prochain projet, en octobre, la réalisation d’une œuvre dans l’espace publique dont il appréhende notamment le risque de dégradation par vandalisme. Le graffiti ou l’affichage sauvage resteraient une forme acceptable dans une certaine mesure, une validation du trompe l’oeil envisagé : une bouche de métro hors-service dans une ville ne comptant peu ou pas de transport en commun. Je comprend l’aspect problématique de garantir la viabilité d’une structure, d’une surface, sa résistance aux intempéries -bon je me répète, mais ici, le météo n’est pas clémente ni avec les œuvres ni avec les artistes en résidence- sans basculer dans l’architecture proprement dite, la nécessité guidant naturellement l’artiste vers des matériaux et des techniques similaires, réduisant la marge entre un espace architecturale authentiquement bâti et la production d’un représentation en fac-similé. (ma description du projet est ici très sommaire et réductive, celui-ci étant encore embryonnaire)


Ce texte est déjà trop long, trop fantasque pour un communiqué presse et pourtant, il ne représente qu’une moitié dans sa valeur, un billet de banque que l’on déchire comme la garantie d’un deal.

« May the force be with you ». Capuche sur la tête, la respiration profonde, le chauffage sous les couilles. 14 Juillet.


Ce texte, je le reprendrai dans 10 ans. Comme un remake, une sequel, un spin off – je sais pas trop-. Certainement bourré de passages descriptifs détaillant des oeuvres que je fantasme par procuration et peut-être un jour, une des maquettes de Patrick, je la transposerai en architecture , construirai mon propre atelier, un bel atelier anglais, au pied de mon château d’eau.

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