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Deux pieds dans l’inter-tombe, 2017


Photo: œuvre de Gianni Motti au Cimetière des Rois, Genève


« Tu vois, le monde se divise en deux catégories… »


Les morts et les vivants (omettons les vampires, les dieux et les zombies).

Ceux que l’on inhume et ceux que l’on incinère (omettons les portés disparus, l’aquamation, la promession et le cannibalisme).

Si je comprends et apprécie parfois l’allégorie fruste du pistolet chargée et de la pelle, je ne crois pas qu’une catégorisation si binaire s’applique aux raisons, à l’humeur ou l’état d’esprit qui nous mènent, nous guident, nous perdent dans certains lieux. Ou nous font y rester. Par exemple, dans la vie comme dans la mort, les chemins du cimetière sont divers et le gravier, impénétrable.

Nous avons tous des souvenirs tragiques. Nous avons tous enterré quelqu’un et personne n’est assez bête (dans mon entourage) pour mettre en concurrence les occasions qui nous y ont fait porter le deuil. Néanmoins, rares sont ceux qui ne s’y sont jamais rendus pour une raison saugrenue à un moment de leur vie. Des souvenirs marquants quand bien même la visite fut courte ou sans objet.

Dans le village ou j’ai grandi, le cimetière était un chemin de traverse pour se rendre à la boulangerie à pied. Pour fumer une cigarette ou un joint à l’abri des regards. Jeunesse hébétée par la fumée : regarder des tombes sans relever l’ironie de la situation.


A Kutnà Hora, en Tchéquie, lors d’un road trip pour visiter une copine en Erasmus. Le frisson alcoolisé dans une église ornementée d’ossements humains, provenant du cimetière adjacent ayant débordé suite à une épidémie de peste. Un croisé avait eu la bonne idée d’y ramener une poignée de terre sainte quelques années auparavant. Il était con ce croisé. Main verte et terre brûlée. J’ai aussi longtemps pris le curé pour un hérétique esthète, confidentiel et marginal, un Facteur Cheval sans lettre ni caillou, juste un cimetière bondé sous la main. J’ignorais ce qu’était un ossuaire et ma curiosité d’alors se satisfaisait souvent de la version la plus plausible ou romanesque de mon inculture.


En Allemagne, lors d’une résidence artistique. Une visite bucolique avec ma campagne pour lui faire découvrir la pelouse et les arbustes verdoyants, les coins réservés aux sépultures d’enfants et d’animaux domestiques.

Etranges les différences d’ornementation, de matériaux ou de paysagisme d’un pays à l’autre. Leur implantation urbanistique aussi, centrale ou périphérique. Question d’époque, de rapprochement familiale, de guerre ou d’épidémie parfois. Cela relève de notre civilisation sans doute, le culte des morts étant le berceau de la spiritualité selon les dires de personnes mortes depuis longtemps.

Profitons donc de notre époque passéiste, obsédée par les reconstitutions historiques de divertissement sur écran, pour célébrer nos cimetières. Un jour ils disparaîtront eux aussi. Nostalgie.


Au vue de notre agnosticisme croissant, le business funéraire devrait progressivement développer sa gamme de produits et de services de crémation ou d’aquamation : le partage des cendres à la pesée avec les membres de la famille du défunt, le bassin ou le four commun (je sais ça craint) ou l’urne familiale à compartiments, des appels à projet pour designers, des architectes de renom pour les funérariums…

Les urbanistes reconsidèrent « en profondeur » les cimetières, leur emplacement et leurs usages. Autrefois, arrière-cours des églises, ils se sont excentrés des lieux de culte, de rencontre, de vie et d’habitation. Conséquence de l’hygiénisme et de l’avènement de l’ère automobile (association insolite, il est vrai). Des zones non convoitées, longées par des périphériques, des échangeurs et des voies ferrées. Chaque nuit, je me retourne dans mon lit lorsqu’un motard en mal de vibration de l’entrejambe ou un automobiliste sourd et mélomane se sentent un peu trop exister au feu rouge du boulevard sur lequel donne ma fenêtre. Imaginer la paix des morts. Cons de croyants. Le calme du dimanche des visites intermittentes. La paix pour soi, l’éternité bruyante pour les autres.


Le salut est dans les matériaux. La terre absorbe bien le son. La pierre est également un isolant passable, à partir d’une certaine épaisseur. Une pierre tombale est une piètre membrane, un conduit auditif compact, une tête de lit émergée. Peut-être y installerons-nous le Wifi ? La terre et la pierre absorbent les vibrations et les ondes électromagnétiques. Peut-être y installerons-nous la fibre? Cercueil en bois inoffensif. Un instrument imputrescible aux cordes retirées de manière liturgique. Les morts resteront sourds. Les morts ne seront jamais électro-sensibles.


Résidence minérale ou Eco-bois de plein pied au sous sol optimisé. Une tombe. Notre civilisation considère que la mise en terre doit avoir lieu dans un sol mythologique. La fondation originelle. Gaïa la Grosse. Féconde. Fertile. Arable. Humus et composte. On préconise dans les potagers la surélévation des cultures pour des raisons pragmatiques, de même que l’on demande aux femmes d’accoucher sur le dos à un mètre du sol pour des raisons pragmatiques : éviter les torticolis des accoucheurs dans le scénario le plus naturel de la verticalité. Imaginons à quoi ressemblerait le mobilier d’un accoucheur allongé sur une plateforme à hauteur de genoux de la mère. Une civière ? Un brancard ? Un lit de camp ? Un WaterRower ? Une planche à roulette de garagiste ? Mal de dos, mal du siècle. Peut-être travaillerons-nous tous couchés prochainement et nous tiendrons nous debout dans notre dernière posture. Immobile dans du mobilier.


Le dimensionnement des concessions préfigure celle de nos futurs logements, un prix bientôt au m3 ou alors avec une unité de mesure de surface avec une ou deux décimales inférieures. La chasse tirée de l’ancien franc. On achète décemment pas des graines ou certaines racines au prix du kilo, non parce qu’on les consomme en moindre quantité mais parce que le prix est exorbitant. Pissenlit. La viande est relativement beaucoup plus abordable de nos jours. Morte.


Nous grandissons. En taille. Un jour, les parcelles traditionnelles ne pourront plus accueillir nos cercueils sur-mesure. Les services funéraires, en phase transitionnelle, proposeront sans doute de nouvelles postures pour nos morts. Un style un peu plus In Utero vous irait si bien. Ou debout, coulé dans une résine d’inclusion Bio transparente. Moins Dead Casual. Ou des forfaits Kingsize. Pour le prix de deux emplacements contigus, nous pourrons enfin dormir en diagonale sans se faire engueuler par son conjoint, du moins pour quelques temps. Un couple meure rarement simultanément, ce qui laisse un peu de répit à l’entourage pour chérir le survivant et d’entrainement administratif pour les héritiers attentionnés. Le caveau familial, l’invention du souplex. Espace optimisé. Lits superposés. Voisinage calme. Peu d’entretien. Charges fixes raisonnables.


Un autre lieu de plein pied en voie de disparition malgré un attachement certain de la population : l’école publique. Le problème que j’ai constaté avec la scolarisation de mon fils est l’incapacité d’une commune à anticiper ou se confronter aux changements démographiques. Il est vrai que dans une ville qui gentrifie, il est difficile pour l’Etat ou ses représentants locaux de rivaliser en construction d’école de plein pied (pour des questions de prévention de risques de chute) quand des promoteurs souhaitent investir pour construire des immeubles de plus de 8 étages dans le même quartier. Le projet politique : serrer les fesses en jonglant avec les patates chaudes. Comment concilier un indice fort de natalité garant de la croissance (et de la solidarité intergénérationnelle) et la diminution des effectifs des enseignants et des établissements du public sans tomber dans la surpopulation des classes. C’est faire le jeu d’une éducation privée majoritaire à moyen terme. Egalité pour les morts uniquement. Plein le cul du plein pied.


Depuis plus d’un siècle, nous sommes familiers de la démultiplication de la surface constructible, offerte par le gratte-ciel, taxé d’architecture schizophrène par la rupture consommée entre ses activités internes interchangeables et son dessein, son extérieur. Il serait peut-être temps d’anoblir son érection par l’implantation de cimetières sur son toit végétalisé. Adieu la pierre, bonjour l’acier. Une élévation moderne de notre fondation et tradition cultuelle, plus près des cieux. Ouranos Mea Culpa.


Pénis rouillé.


Météo For Ever.


L’organisation de la plupart des cimetières s’apparente à la grille moderniste de Manhattan, qui fut déterminée par le Commissioners’ plan de 1811 selon un plan hippodamien, croisement en angle droit de rues rectilignes. Des blocs et des avenues donc. Bloc de granit et inter-tombes. « malédiction topographique primitive » s’écriait l’écrivain réaliste Henry James. L’humanité a donc une vue plus pragmatique et moderne dans son organisation des morts que dans celle des vivants. Les villes européennes non bombardées pendant la seconde guerre mondiale et n’ayant pas connu le fléau d’une crise économique majeure comme la désindustrialisation ou la délocalisation massive d’activité, peinent à l’envisager comme solution urbanistique à notre mode de vie contemporain. Conservation et transmission du patrimoine oblige.


Apparemment, le taux de suicide dans les cimetières est négligeable. Aussi la chute dans le vide, dont le néologisme serait sans doute la décimetiérisation (à moins d’installer des fenêtres), pourrait être prévenue par des dispositifs sommaires de filets et de capteurs (putain d’oiseaux). Cette installation sur toit ne souffrirait alors pas d’une plus-value morbide et ne devrait pas entacher les trottoirs d’un risque de dommages collatéraux de suicidé icarien. Les vases communicants sont basés sur un équilibre de transfère, comme la naissance et la mort dans une société non décroissante : pour tenir les objectifs économiques de nos politiques, le danger des suicides à répétition par décimetiérisation serait à prévenir absolument, pour ne pas augmenter la mortalité : le suicidé auquel s’ajouteraient son ou ses amortisseurs. Désespoir et gravité.


Je souhaiterai contempler un coucher de soleil sur une ville magnifique, en surplomb parmi les tombes. Une maquette sur le socle de sa mise en abîme. Un îlot olympien. La promesse d’une fin de vie triomphante de solitude. En esthète, romantique et désespéré.


Soleil. Sans repos.


Vent. Résilience.


Terrasse. Paresse.

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